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L'anaphore de l'anableps

Anableps, tu cherches à voir par-dessus et par-dessous, au-delà et en deçà, dans deux directions divergentes qui te donnent peut-être une moyenne à viser. D’un côté du ménisque de l’eau, tes proies volantes, de l’autre côté, tes prédateurs ondulants.

Anableps tu nous ressembles, avec ton ambition de tout contrôler, ton inquiétude de ce qui arrivera par-devant et surtout par-derrière, ta crainte d’échouer à anticiper, à imaginer l’improbable. A chaque milieu ses lois, ses phénomènes de diffraction, ses règles de transmission.

Anableps tu lèves les paupières, tu es un as d'étymologie et de culture, tu jongles avec l’espoir aérien et les souvenirs aquatiques, ou l’inverse. Tu renverses le temps, tu le diffractes, tu est le Grand Diffracteur devant l’Eternel.

Anableps tu vis en bande, dans des fleuves exotiques, tu te répands entre deux eaux, tu joues du sucré et du salé, tu te caches dans la saumure. Tu luis, tu glisses, tu ouvres un œil doublement rond, tu t’étonnes, tu en sais déjà trop.

Anableps tu es anal, bleptique, artificiel, médical à souhait. Tu es une petite machine, un fuseau, une fusée morne, une torpille tranquille scannant à fleur d’eau la vie dans tous ses états, dans tous ses milieux. Tu ne voles pas comme certain poisson, tu n’as pas besoin de sortir de l’eau pour y voir clair dans l’air. Tu es gonflé, malgré ta taille fluette, ton œil déborde tes intentions, ou peut-être simplement les révèle.

Anableps tu es ambitieux comme l’homme, curieux comme lui, béat comme un croyant. Tu crois au réel, à la vérité des autres, à l’extériorité. Tu regardes vers le haut avec toute la consécration qu’un animal peut mettre à la poursuite de sa pitance, avec l’avidité de celui qui ne se refuse rien. Tu fais comme nous quand nous attendons quelque issue de l’avenir, quelque résolution à un douloureux problème. Comme nous, tu hésites entre deux mondes. Tu nages dans une indécision fondamentale.

Anableps tu ne manques pas d’humour, ni d’air. Tu es clair, lumineux. Tu es au clair avec toi-même. Tu hésites pour ce qui est de l’extérieur, que tu veux inspecter sous tous les angles, mais tu as des certitudes quant à ton intériorité, tu connais tes déterminismes. Peut-être pour cette raison tu ne veux pas sortir de l’eau : voir dehors depuis le dedans (et dedans depuis le dehors ?) c’est ton trip. Voir sans être vu, être vu sans voir : tu es l’as de la dialectique, ce qu’un vieux professeur de philosophie appelait la “crème renversée” (amour de la liberté, liberté de l’amour, etc). Tu penses en nageant (en agent ?). Tu fais la circulation en circulant, comme on prouve le mouvement en marchant contre tous les béats et les éléates. Tu jouis de ton être en toute simplicité.

Anableps tu soulèves ta paupière, tu élèves tes sens, tu transportes le sens de bas en haut. Tu anaphorises. Poisson grec, antique et sophistiqué. Tu as besoin de tes congénères pour échanger des regards dédoublés, quadruplés. Ondule, ondule, vrille ton regard, exacerbe la béatitude ! Stagne aussi, renonce, cache-toi dans la vase, dans l’eau trouble, réfugie-toi dans le mensonge. Joue du vrai et du faux, du beau et du laid, du trouble et du clair, de l’espace et du temps. Frétille, admire, glisse, observe. Agis et perçois sans relâche, accroche-toi aux herbes, aux cailloux, à la lisse surface. Répète, répète sans cesse ton mantra, fais varier infiniment tes points de vue. L’homme t’observe, le bipède au cerveau surdimensionné t’étudie et il en tire une stupéfaction, une interlocution. Avec l’homme tu as trouvé ton alter ego.

Anableps tu nous fais la leçon. Ton œil est à la fois placide comme une sphère utopique de Boullée et inquiétant comme le centre d’un cyclone. Ton orbe projette le monde, ton monde, il nous avale tout ronds et nous ne savons pas y trouver nos repères. Tout est si lisse, si grand, si froid dans ton monde, si lointain et si tranquille. Tout bouge, tu ne cesses de frétiller, comme la plupart des animaux, si bien qu’il ne reste que l’humain pour temporiser. Alors nous temporisons au maximum, nous délayons à fond la substance du monde jusqu’à le rendre diaphane, liquide.

Anableps tu es liquide, tu es la liquidité même, tes formes sont aléatoires, improbables. Rien qu’à te voir, à te penser, nous nous disséminons, nous distribuons notre être au-delà des limites de ce monde sublunaire, nous le portons au-delà des frontières qui nous furent assignées aux temps fabuleux de la création. 

Anableps tu fuses, tu dupliques le monde. Tu traces l’envers de notre endroit.

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bio

Bio

Né un beau matin de mai 1968 aux portes de la capitale, au sortir d’une des nuits les plus agitées par la révolte estudiantine, laquelle avait justifié, à cause des pénuries d’essence, de conserver prudemment au garage la Dauphine familiale, réservoir rempli, en prévision d’un transfert urgent à la maternité, né, donc, l’année où Roland Barthes expliquait doctement à qui voulait bien l’entendre que le réel n’est qu’un effet de langage (c’était quelques années avant que Lacan nous rappelle crûment que “le réel, c’est quand on se cogne”), l’année, surtout, où Gilles Deleuze dissolvait ce même réel dans un joyeux entrelacs de “Différence et répétition”, j’étais probablement prédestiné à vivre le langage sinon comme un problème, du moins comme un élément rien moins qu’évident ou naturel. Si l’on y réfléchit bien, il existe deux milieux dans lesquels nous sommes plongés depuis notre naissance – et peut-être même légèrement avant elle –, deux milieux qui, nous baignant, nous entourant d’emblée, sont pour nous difficiles, sinon impossibles, à objectiver, maîtriser, définir. Deux milieux qui attendent certes notre venue au monde mais qui l’anticipent si bien qu’on naît avec l’impression irréfragable d’y apparaître optionnels, contingents : on aurait pu être (naître) autre, ou de pas être (naître) du tout. Si le premier milieu, immatériel, on s’en doute maintenant, est le langage, l’autre, matériel (quoique) est évidemment l’espace. Espace utérin, parole maternelle, sensibilité du corps, voix de la raison. Equipés de ces deux enveloppes, que faire d’autre sinon jouer alternativement l’une pour l’autre, l’une contre l’autre, l’une dans l’autre ?

Délices de la confusion, de l’association intime des milieux linguistique et spatial. Délices de la fragilité expérimentale, conquise sur les restes de la déconstruction. Si belle décennie 70, entre l’optimisme pas encore épuisé des Trentes Glorieuses et la liberté nouvelle des systèmes mis à bas. Années orange et marron comme l’histoire, proches et lointaines, où l'innocence de l’enfance se trouvait préservée pour quelques temps encore, au risque certes de l’ennui, des excès contemporains de communication, mais où déjà les droits de l’enfant pointaient leur vision psychologisante favorable au développement personnel. Juste équilibre – rêvé, halluciné rétrospectivement ? – entre spontanéité et savoir, héritage et création, certitudes et rébellion. Décennie royale pour le cinéma d’auteur, celui d’un Rivette, d’un Rohmer, chez qui les mots de déploient dans l’espace, à travers l’écran. Époque bénie et redoutée où quelques-unes de mes institutrices (mot barbare !), rétrogrades à souhait (ça confirme !), obligeant les élèves ahuris, derniers des mohicans, à écrire au porte-plume, m’ont forcé très tôt à considérer l’écriture comme une activité physique, se déployant à l’aide d’objets à la spatialité puissante – porte-plume dans l’éther, page étale comme notre terre, encrier noir des profondeurs. Oui, l’encre coule comme des larmes de soleil (Pagnol), oui, la page se défend de nous par sa blancheur (Mallarmé), oui, les lettres défilent, se forment et déforment comme des mirages volants (Rabelais). Restons allusifs dans les citations, internet et l’AI sont là pour les précisions…

Rabelais ? Le lycée qui porte son nom à Meudon, blotti à l’orée de la forêt, fut pour moi l’occasion d’une rencontre (au moins) avec la philosophie, chose que l’étude du grec et du latin devaient accompagner. Mais, déjà, les années 80 débarquaient, avec leur lot de matérialisme. France des années “fric”, “gauche caviar”, arrivée en force des idéologies entrepreneuriales et de la figure du jeune cadre dynamique. Pour un Foucault qui met à jour en archéologue les fondations de notre savoir, combien de Ricœur prônant le “retour au récit”, de Morin mettant à plat la “complexité” ? La perte de relief de cette décennie désenchantée m’amena jusqu’à la morne plaine des business schools, où je pus me ménager cependant quelques plaisirs rares, comme celui de siroter discrètement les plus belles pages de Saint-John Perse, si riches, si épaisses, en plein milieu d’un cours de stratégie où un exécutif branché à peine plus âgé que son auditoire venait nous édifier des success-stories de sa pourtant courte histoire. Contraste, décalage un peu facile, mais nécessaire, de ceux qui font le sel de la vie.

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